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Ecrire à la main un geste du passé ?Par Alexandra Yeh, Hélène Combis




Le remplacement du stylo par le clavier rime aussi avec une standardisation de l'écriture... Cette transformation ne pourrait-elle nous faire perdre un peu de notre singularité en tant qu’individu ?



Sale temps pour la carte postale : à l’heure du numérique, le bon vieux panorama de coucher de soleil qu’on envoyait autrefois à nos grands-parents semble bien démodé…

L’odeur du papier, les taches d’encre sur les mains, le bruit de la plume qui gratte le cahier d’écolier… autant d’images d’Épinal qui nous semblent de plus en plus surannées alors que l’écriture cursive perd chaque jour du terrain. Et oubliez les pleins et les déliés, car on ne parle pas seulement de calligraphie : c’est bel et bien la pratique-même de l’écriture manuscrite qui est train de disparaître, remplacée peu à peu par la dactylographie. 

Un phénomène qui n’a rien d’anecdotique, d’abord parce qu’il témoigne d’une transformation sociétale où l’homme s’en remet toujours plus à la machine, mais aussi parce qu’il entraîne une mutation de nos capacités cérébrales, comme nous l’explique Jean-Luc Velay, chercheur en neurosciences cognitives au CNRS.


Du point de vue des neurosciences cognitives, quelle est la différence entre apprendre à écrire à la main et apprendre à dactylographier ?

Dans les deux cas, on apprend à écrire, ce qui est déjà bien car cela veut dire qu’on transforme du langage en texte écrit. En effet, on s’inquiète du passage de l’écriture manuscrite à l’écriture dactylographique, mais on oublie qu'il y a quelque chose de bien plus dramatique : le passage de l’écriture manuscrite à une absence d’écriture avec les outils de transcription de la voix. De plus en plus de gens dictent directement les messages à leur téléphone, et la machine retranscrit de mieux en mieux la voix.

Pour revenir à la différence entre écriture manuscrite et dactylographique, elle tient dans les gestes que l’on effectue : l’écriture manuscrite sollicite une seule main, tandis que l’écriture dactylographique sollicite les deux mains. Et cela change beaucoup de choses du point de vue cérébral : d’un côté, on a un processus qui ne fait travailler que la main dominante, généralement la main droite, qui est gérée par l’hémisphère cérébral gauche - le même qui gère le langage chez la majorité des gens. De l’autre côté, l’écriture au clavier demande une coordination des deux mains, et implique donc d’envoyer des informations à l’hémisphère droit pour piloter la main gauche. Ici, il y a donc un partage de l’écriture entre les deux hémisphères du cerveau. 

Ce qui distingue l’écriture manuscrite de la dactylographie du point de vue des neurosciences, c’est donc que le cerveau est sollicité différemment… mais s'agit-il d'un changement néfaste, ou simplement d'un changement ?

On ne le sait pas encore mais ce qui est sûr, c’est qu’il faut distinguer les effets de ce changement sur les adultes et sur les enfants. Pour des adultes qui maîtrisent les deux types d’écriture, le recul de l’écriture manuscrite au profit de la dactylographie ne modifie pas profondément le fonctionnement cérébral. C’est différent pour des enfants à qui on apprendrait à écrire au clavier dès la petite école, parce qu’à ce moment-là, le cerveau est encore en pleine construction, et le choix de l’un ou l’autre type d’écriture peut profondément affecter les capacités cognitives de l’enfant. Mais là encore, difficile de dire ce qui est néfaste et ce qui ne l’est pas.

En théorie, on peut penser qu’en sollicitant les deux mains, l’écriture au clavier présente l’avantage de répartir la fonction d’écriture sur les deux hémisphères cérébraux et évite de ne faire travailler que l’hémisphère dominant. Mais il n’y a pas d’études aujourd’hui sur des enfants qui auraient appris directement au clavier, sans jamais apprendre l’écriture manuscrite.

Quel rôle l’écriture manuscrite joue-t-elle exactement dans notre développement cérébral ?

L’écriture, c’est l'expérience sensori-motrice la plus fréquente, la plus répétée et la plus importante de toute la vie d’un individu, et cela structure très fortement le fonctionnement cérébral. Prenons l’exemple des cultures non occidentales qui possèdent un mode d’écriture différent, comme les cultures arabophones, dont l'écriture se fait de droite à gauche. On sait que les conséquences de cette différence va bien au-delà de l’écriture même, et qu’on ne perçoit pas le monde exactement de la même façon. 

Existe-t-il un lien entre l’écriture et la lecture ? 

On sait que l’écriture joue un rôle important dans le développement des capacités sensori-motrices, mais aussi visuelles : quand on apprend à écrire, le mouvement de graphie nous fait mémoriser une forme et un geste. Cela s’observe dans les IRM fonctionnelles : quand on demande à un sujet de regarder des lettres, cela active à la fois les zones visuelles et sensori-motrices de son cerveau, et c’est cette double stimulation cognitive qui lui permet de retrouver le nom de la lettre. Et si on ne sait plus écrire à la main, notre capacité à reconnaître les lettres décline. 

Nous avons mené une expérience sur des élèves de maternelle avec ma collègue Marieke Longcamp, en apprenant à un groupe d’enfants à écrire directement au clavier, et à un groupe à écrire à la main. Au bout de trois semaines, quand on demandait aux enfants de reconnaître visuellement les lettres qu’ils avaient apprises, ceux qui les avaient apprises à la main étaient meilleurs que ceux qui les avaient apprises au clavier.

A-t-on assez de recul pour savoir de quelles facultés seraient privés les enfants qui apprendraient à écrire uniquement sur un clavier ?

Pour cela, il faudrait pouvoir mener des expériences plus longues, ce qui est impossible pour des raisons éthiques : on ne va pas empêcher des enfants d'apprendre l'écriture manuscrite. Mais il est possible que si on prolonge l’apprentissage exclusif de l’écriture au clavier, le cerveau compense cette absence de mémoire sensori-motrice et qu’au bout d’un certain temps, les enfants deviennent aussi efficaces pour identifier les lettres que s’ils avaient appris l’écriture manuscrite. Car la lecture ne consiste pas simplement à reconnaître des lettres, il faut reconnaître des mots, gérer l’enchaînement des lettres dans les mots… Mais on n’a pas le recul suffisant pour le savoir.

On expérimente en ce moment avec des enfants de collège qui maîtrisent l’écriture manuscrite, mais qui apprennent une deuxième langue basée sur un système graphique différent, comme l’arabe : d’un côté, on a une classe qui apprend l’arabe de façon manuscrite, de l’autre, une classe qui l’apprend directement en dactylographie. Au bout d’un an ou deux, on évaluera si leurs capacités à lire, écrire et parler la langue sont différentes.

En savoir plus : Apprendre à écrire

Rue des écolesÉcouter plus tard

28 min

Ces dernières années, plusieurs initiatives pour réduire l’enseignement de l’écriture manuscrite ont fait grand bruit aux Etats-Unis. Que penser de cette disparition progressive de l’écriture manuscrite à l’école, outre-Atlantique ?

Quand l’administration Obama est arrivée au pouvoir aux Etats-Unis, l’Etat fédéral a préconisé aux écoles du pays d’enseigner l’écriture dactylographique dès la première année d’école primaire. Mais au bout de quelques temps, certains ont pris conscience qu’ils perdaient un savoir-faire, et il y a eu un rétropédalage. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr qu’il y ait des établissements scolaires outre-Atlantique où on enseigne uniquement l’écriture dactylographique. 

Il ne faut pas non plus oublier qu’en termes sociétaux, il y a une vraie différence entre l’écriture cursive et l’écriture au clavier : la première est indépendante de toute technologie, et même si vous n’avez pas d’électricité, vous pouvez écrire avec un simple morceau de papier et un crayon. Quand on écrit avec des outils numériques, on peut évidemment joindre très rapidement un grand nombre de personnes, mais on est très dépendant d’une source d’énergie et d’un outil technologique. 

Ce qui a alerté l’opinion publique américaine sur ces questions là, c’est un article publié en 2014 dans le New York Times : le journaliste [Nick Bilton, NDR] avait fait une enquête sur les écoles de la Silicon Valley, des écoles privées, très chères, où les cadres de l’industrie du numérique envoient leurs enfants… et il a constaté que ces écoles ne pratiquaient pas du tout une écriture numérique : il n’y avait même pas d’écrans ! On préférait enseigner à ces enfants les apprentissages à l’ancienne, et même plutôt les pédagogies de type Montessori, basées sur la mise en jeu du corps, l’idée étant que les outils numériques deviennent tellement vite obsolètes qu’il vaut mieux apprendre les bases indépendamment de tout outil, et qu’on sera toujours capables, avec ces connaissances de base, de les transférer aux outils numériques. Cet article a eu un très fort impact médiatique à l’époque, et cela a certainement beaucoup joué dans la prise de conscience des enseignants américains. Sachant qu’en plus, dans les collèges, les connexions internet ne sont pas très performantes, il y a des pannes, des tablettes qui fonctionnent mal… ça devient vite une vraie galère !

La considération est peut être un peu politique mais c’est là qu’on voit que ces velléités d'évolutions pédagogiques sont aussi le symptôme d’une société de plus en plus libérale et technologique, dans laquelle l’homme serait toujours davantage captif de la machine… ?

Exactement ! Pour revenir à l’écriture dactylographique : on voit à quelle vitesse évoluent les claviers aujourd’hui, même ceux des ordinateurs. Si on avait décidé de faire apprendre l’écriture dactylographique il y a dix ans, en fonction, par exemple, des claviers des téléphones portables, cet apprentissage serait obsolète ! Les téléphones portables n’étaient pas du tout les smartphones d’aujourd’hui, c’étaient des téléphones à l’ancienne ! Ça me fait rire, parce que c’est encore le téléphone que j’ai : quand vous voulez taper un C, il faut taper trois fois sur la touche numéro 2, si vous voulez un E, il faut taper deux fois sur la touche numéro 3, etc. Si on doit suivre les outils numériques à un instant T, ceux qui sont jugés très pratiques par les adultes, on ne sait plus ce qu’on enseigne… ça devient une véritable course frénétique. Et qui sont les grands gagnants de ce système ? Les industries du numérique. 

Sait-on si un apprentissage uniquement au clavier aurait un impact sur la syntaxe et l’orthographe ?

On n’a pas vraiment de recul là-dessus, on peut juste faire des hypothèses. On observe par exemple que les fautes d’orthographe que l’on fait au clavier, comme les substitutions de lettres, ne sont pas du tout les mêmes que celles que l’on fait à la main. 

Avec l’écriture dactylographique, on sollicite aussi de moins en moins la mémoire motrice : souvent, lorsque l’on cherche l’orthographe d’un mot, on a le réflexe de reproduire le geste pour l’écrire. Cela est vrai aussi pour les écritures japonaise ou chinoise, qui demandent un apprentissage très long avec le geste tant elles sont compliquées : les Japonais, lorsqu’ils cherchent la signification d’un caractère un peu compliqué le tracent dans l’air ! On les voit écrire dans l’air, réactiver cette mémoire du geste, pour retrouver la signification d'un caractère lorsqu’ils lisent leur journal par exemple. Evidemment, cette pratique se perdrait avec l’écriture dactylographique.

Et qu'en est-il du correcteur orthographique, pourrait-il altérer notre maîtrise de la langue en nous dédouanant de la vigilance sur les règles de grammaire et d'orthographe ?

C’est un outil qui a du bon, une prothèse cognitive qui nous décharge d’une réflexion. Mais la question est celle de l’utilisation de cette prothèse par l'enfant : il faut être très prudent. Si on lui donne la possibilité d’utiliser des correcteurs orthographiques dès l’école primaire, l’enfant ne sera jamais mis en face de la difficulté et ne va donc pas apprendre l’orthographe correctement. Il y a donc deux attitudes : on peut choisir de se passer du correcteur, et de faire travailler l’enfant sur tablette mais en le laissant gérer lui-même l’orthographe. Ou alors on peut aménager le correcteur à des fins pédagogiques, en lui demandant de souligner l’erreur et de faire des propositions de corrections à l’enfant. Il s’agirait ici de détourner l’outil afin que ce soit l’enfant qui prenne la décision. 

L'autre conséquence non négligeable du correcteur, c'est son impact sur les capacités de lecture, car sans connaissance des règles orthographiques, on peut se retrouver en difficulté pour lire. Prenons un exemple : si on écrit "les poules couvent au couvent", on a deux mots rigoureusement identiques, mais qui n’ont pas du tout le même sens. Et sans compétences en orthographe et en grammaire, impossible de comprendre cette phrase !

Le remplacement du stylo par le clavier rime aussi avec une standardisation de l'écriture... Cette transformation ne pourrait-elle nous faire perdre un peu de notre singularité en tant qu’individu ?

Je crois que la singularité de l’individu quand il écrit est plus dans le contenu de ce qu’il écrit que dans la façon dont il le transcrit : quand on écrit une lettre, on fait plus attention aux mots qu’on emploie qu’à la belle écriture qu’on utilise. Mais il est vrai que le rapport que nous entretenons à l’écriture est complexe, et un peu narcissique. En général, on observe deux types d’attitudes quand on met des gens face à leur écriture : soit on adore son écriture, soit on en a horreur. 

Mais pour moi, cela ne signifie pas que la standardisation de l'écriture dactylographiée soit synonyme d'une perte d'identité. Quand on lit les mots, chaque individu reste différent, et il me semble que cette singularité du contenu est plus importante.


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